Gilles Deleuze, Différence et répétition : Subjectivité et commencement



Le problème du commencement en philosophie a toujours été considéré, à juste titre, comme très délicat. Car commencer signifie éliminer tous les présupposés. Mais, alors qu'en science on se trouve devant des présupposés objectifs qui peuvent être éliminés par une axiomatique rigoureuse, les présupposés philosophiques sont subjectifs autant qu'objectifs. 
(Deleuze 2015 : 169) 



Gilles Deleuze nomme ce passage "le problème des présupposés en philosophie". Il y introduit le problème que posent la subjectivité et l'objectivité au sein de sa réflexion ontologique. En s'appuyant sur ce que Descartes, Hegel et Heidegger ont apporté, il en conclut que le commencement de la pensée philosophique est une Répétition de présupposés subjectifs et objectifs. 

On peut en tirer la conclusion qu'il n'y a pas de vrai commencement en philosophie, ou plutôt que le vrai commencement philosophique, c'est-à-dire la Différence, est déjà en lui-même une Répétition. 
(ibid.) 

(A ce stade de ma réflexion, je m'interroge sur ce que subjectif et objectif représentent pour l'auteur. Ce sont des termes chargés l'un comme l'autre de sens qui peuvent être mille fois interprétés par mille personnes différentes.) 

Ce passage de la thèse de Gilles Deleuze est une critique de la pensée "sur un mode préphilosophique" (2015:172). Le "préphilosophique" est une pensée qui précède l'acte philosophique. L'auteur dénonce la pensée convenue, universelle, le sens commun qui ne sont là que pour servir des intérêts particuliers et non pas rassembler les esprits (ibid.:171). Il nomme cette image préphilosophique de la pensée une "image morale" (ibid.:172), sorte de repère pour la pensée aux côtés des "postulats", des "préjugés", des "présupposés" et autres idées reçues. Ce mode de pensée repose donc, selon Deleuze, sur des préjugés et des présupposés incertains et arbitrairement reconnus comme des vérités générales. Il décrit cela comme des "tout le monde sait, personne ne peut nier" (ibid. : 170). Ce que dénonce Deleuze, c'est la manière des philosophes d'user dès le commencement de leur réflexion de ces "pensées préphilosophiques". 

L'auteur crée un contraste et utilise la figure de l'ignorant endurci, dénué de préjugés et incapable de penser, "ni dans la nature ni dans le concept", ni dans le subjectif ni dans l'objectif. Ainsi nu de toute pré-pensée, pré-image, pré-être, il est face au monde et l'interroge. Seul celui-ci est capable selon Deleuze de commencement d'une pensée philosophique et de Répétition. Il conclut ce passage par sa volonté de contrer "l'Image préphilosophique" et de "[libérer la pensée] de l'Image et des postulats" (ibid.:173). 

Si G. Deleuze rejette la forme de pensée reposant sur les représentations subjectives et objectives du monde, il rejette peut-être du même fait quelque chose d'indispensable à notre construction : nos repères stables. Ceux-ci me semblent nécessaires pour nous permettre d'apprécier le monde qui nous entoure, les événements, le changement, la différence et le devenir. Entendre et tenir compte du sens commun est en partie ce qui permet de s'extirper de celui-ci. Affirmer sa pensée, c'est aussi s'armer de préjugés et les interroger. Anéantir volontairement notre connaissance naturelle ou conceptuelle du monde ne semble pas tendre vers la construction mais bien vers la déconstruction voire même une perte de la connaissance. C'est d'ailleurs ce que Deleuze convoite pour la philosophie, la pensée par la "démoralisation et la "destruction" (2015: 173). 

La pensée de Deleuze donne la sensation de ne pas accepter sa propre différence voire de l'ignorer. Comme s'il fallait s'oublier en même temps que d'oublier toutes les pensées, tous les postulats...L'auteur se consacre exclusivement à l'extériorité de l'homme quitte à en négliger de soi. Il m'apparaît que pour entrer dans les rangs de l'auteur, il faudrait être capable de s'en tenir à une image de la pensée dite "radicale" (ibid.). Et le quant à soi qu'est-ce qu'on en fait? Il semble que Deleuze passe de pensée "subjective", à pensée "naturelle", pour finir avec une pensée "morale" et une destruction de toutes ces images préphilosophiques. C'est dans ce cheminement que le sujet et sa subjectivité semblent être évincés. Penser en même temps que d'être exposé à la philosophie, mais n'avoir aucune existence psychique avant d'être exposé à cette réflexion, c'est ce que cela m'évoque. Entre deux réflexions, la pensée semble s'interrompre et la mémoire s'effacer pour recommencer de zéro ad vitam in eternam et cela dans l'ignorance de la subjectivité du sujet. 

Je m'interroge justement sur cet éloignement de la subjectivité, l'un des thèmes de ma thèse aux côtés de la relation.Comment peut-on parler de différence sans existence subjective ? 

Pour l'instant j'en suis là, et pour mieux comprendre la thèse principale de Gilles Deleuze, cet e-book des Pensées rebelles est utile. Je mets en bas de cet article un lien direct vers l'e-book. 
Je retiens une phrase qui introduit un auteur important pour moi : G. Deleuze est un penseur aristocratique ou plutôt, selon l'expression paradoxale d'Antonin Artaud, « un anarchiste couronné ».  
Dans cet ouvrage, on trouve l'idée d'identité personnelle/impersonnelle. Je retrouve dans cette expression un peu de ce que j'évoque. Deleuze libère la pensée de son identité personnelle. De ce fait, elle devient impersonnelle : Cette aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle, et donc de toute possibilité de jugement (puisque pour pouvoir juger il faut croire qu'existe une identité susceptible d'être responsable ), cette culture de l'excès n'est pas sans risque (10). 

Ici, le terme "responsabilité" m'intéresse. J'en viens depuis un moment à tourner autour de ce thème. La responsabilité est un indice de la construction du sujet et du degré de conscience de celui-ci. Le jugement en est une forme de témoignage. 

Ceci me renvoie à mon précédent article sur l'archéologie dans lequel je tente de commenter une citation de Jacques Derrida appelant la notion d'epistémè intrinsèquement liée à celle d'istoria , et incluant la notion de présence et de conscience de soi : 
Jacques Derrida dans L’écriture de la différence, ne manque pas d’inclure le graphein dans une interrogation « historique », dans une « région — disons encore, provisoirement, de l’historicité » (1967:428). Il lui paraît évident que « la thématique de l’historicité, bien qu’elle semble s’introduire assez tard dans la philosophie, y a toujours été requise par la détermination de l’être comme présence » et que « le concept d’epistémè a toujours appelé celui d’istoria si l’histoire est toujours l’unité d’un devenir, comme tradition de la vérité ou développement de la science orienté vers l’appropriation de la vérité dans la présence et la présence à soi, vers le savoir dans la conscience de soi ». Il y a bien une omniprésence de l’historicité à travers l’existence d’une conscience de soi et d’un exercice d’ « appropriation d’une vérité ». Le concept de présence, de présence à soi englobe cette réflexion sur l’histoire. Qu’est-ce d’autre qu’une présence à soi que de s’engager dans une archéologie des écritures de soi ? Tant dans la méthodologie que dans la forme philosophique du terme, l’archéologie est une manière d’être à soi et d’entrer dans ce que je nomme l’expérience de subjectivation. 




En aparté 

Félix Guattari, psychanalyste, était un ami de Gilles Deleuze. Il y a peut être des choses qui se complètent chez l'un et l'autre. Apparemment, oui. Guattari semble dénoncer la multiplication des données due à l'informatisation et à la "télématique" omniprésente. Je l'entends comme une multiplication un peu anarchique de la différence. 
Comment peut-on parler aujourd’hui de production de subjectivité ? Un premier constat nous conduit à reconnaître que les contenus de la subjectivité dépendent toujours plus d’une multitude de systèmes machiniques. [...]On sait le curieux mélange d’enrichissement et d’appauvrissement qui en est résulté jusqu’à présent : une apparente démocratisation de l’accès aux données, aux savoirs, associée à une refermeture ségrégative de leurs instances d’élaboration ; une démultiplication des angles d’approche anthropologiques, un brassage planétaire des cultures, paradoxalement contemporains d’une montée des particularismes et des racismes ; une immense extension des champs d’investigation technico-scientifiques et esthétiques se déployant dans un contexte moral de grisaille et de désenchantement. 
(Guattari, Chimère n°4, De la production de subjectivité, p1) 

Puis il relativise l'idée de "système de modélisation" : 
C’est que, selon moi, d’une certaine façon tous les systèmes de modélisation se valent, tous sont acceptables, mais uniquement dans la mesure où leurs principes d’intelligibilité renoncent à toute prétention universaliste et admettent qu’ils n’ont d’autre mission que de concourir à la cartographie de territoires existentiels, — impliquant des univers sensibles, cognitifs, affectifs, esthétiques, etc. — et cela, sur des aires et pour des périodes de temps bien délimitées. 
(Guattari, Chimère n°4, De la production de subjectivité, p4)




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