Anthropologies de la rencontre | Eric Chauvier, Raymond Depardon


Question de terminologie : "enquête"

Le terme enquête, enqueste1 en ancien français, signifiait la recherche. Ce terme provient du latin inquaerere correspondant au verbe enquérir. Le préfixe en- vient du latin in-2 signifiant ainsi « dans ».Le chercheur est celui qui enquête, il part à la recherche d'éléments qu'il prend, dont il se charge. Il les insère ensuite dans sa recherche comme des ingrédients indispensables à sa recette. L'idée d'incorporer effleure cette définition. L'auteur de l'ouvrage Anthropologie (Eric Chauvier, Anthropologie, Paris, Editions Allia, 2006) a vécu une expérience d'incorporation de l'objet de l'enquête. Si l'on suit le même raisonnement étymologique qu'avec enquérir, incorporer est un terme signifiant « prendre dans son corps ». Ici, c'est l'idée du corps latin et/ou allemand3 dont il est question, autrement dit le corpus/korpus. Eric Chauvier a créé un corpus à partir d'un objet de recherche qui s'avère être un sujet. 

A partir d'un déplacement quotidien avec son véhicule, l'auteur remarque quelque chose sur le trottoir. Il est frappé par une émotion qu'il peine à décrire mais qu'il nomme « familiarité rompue ». Son anthropologie est l'histoire d'une rencontre imaginaire avec une jeune fille mendiante. Les personnes évoquées au cours de l'ouvrage sont réelles mais la rencontre elle, est imaginaire. L'auteur s'aventure ainsi dans une sorte d'introspection menant à un parallèle entre son enfance et ce que cette jeune fille dégage. 


La rencontre semble bien impossible pour Eric Chauvier. 

Il met en place une expérience sociale, anthropologique vouée d'avance à l'échec. Tour à tour, il invite ses amis à partager son véhicule pour se rendre à l'endroit où mendie cette jeune fille. Il teste ses amis depuis le véhicule en leur présentant le sujet de son enquête déambulant entre les véhicules stationnés au feu rouge pour demander de l'argent. Le but de cette visite est d'observer la réaction de ses amis face à la misère de cette jeune fille. Les paroles de chacun de ses amis sont consciencieusement retranscrites au sein du livre. Les seuls contacts avec le sujet même de l'enquête, la jeune fille donc, sont depuis ce véhicule. 
Il est difficile de se laisser convaincre d'une rencontre dans de telles circonstances ou alors une rencontre unilatérale ? Peut-être est-ce là le sentiment de « familiarité rompue » ? Il y a effectivement une communication rompue. 

L'auteur passe par plusieurs étapes tout au long de son ouvrage. Ce sont des étapes de construction d'une histoire, des étapes voulues, recherchées, provoquées. Des passages en voiture, à l'escapade urbaine, en passant par l'investigation institutionnelle. L'auteur provoque les situations dans le seul but de rencontrer la jeune fille. Il parvient presque à forcer la réalité et faire dire aux personnes impliquées dans son expérience ce qu'il souhaiterait entendre. Un besoin dont il prend conscience à la fin de son ouvrage. Malheureusement, lorsque des situations deviennent intéressantes, l'auteur interprète de manière systématique et presque excessive, parfois frôlant la paranoïa. Les personnes mises à contribution dans cette anthropologie se trouvent parfois mises à mal. Chacun de leurs propos sont parfois minutieusement déformés. Difficile de croire en une anthropologie modelée par la volonté de l'auteur. 

D'ailleurs, les adjuvants de ce récit sont pour le moins réels, nombreux et variés : de vieux amis, des « passants-restants », du personnel institutionnel Ces personnes contribuent de fait à l'élaboration de l'histoire. L'auteur se sert de chacune de ces rencontres qui cette fois-ci en sont bien, pour inventer le caractère, la voix et la personne toute entière de cette mendiante à travers les propos et les hypothèses de chacun sur le sort de la jeune personne. 

La jeune fille devient dès lors un objet de projection de tout un tas de pensées dont elle n'a absolument aucune idée et dont personne ne lui a demandé son accord pour être observée, jugée et convoitée ainsi. 
On comprend plus tard, dans la deuxième moitié de l’œuvre qu'il s'agit en fait d'un récit de soi et non pas d'une enquête anthropologique. En croisant son histoire avec celle d'un homme de sa connaissance, l'auteur prend conscience qu'il est amoureux de la jeune fille. Il comprend du même coup que tout lui échappe : son émotion et son sentiment de « familiarité rompue », son expérience anthropologique, plus rien est sûr. 


Depardon-Chauvier : l'étude de la nature humaine, l'enquête où l'on ne l'attend pas 

Sur un point au moins nous pouvons rapprocher, Anthropologie d'Eric Chauvier de l'oeuvre cinématographique de Raymond Depardon, Les habitants. 
Le travail de l'anthropologue réside dans l'acte d'étudier la nature humaine. Ces deux anthropologues, l'un observateur d'une jeune fille dans son milieu et l'autre créateur d'un lieu d'observation de binômes, ont en commun de ne pas entrer directement en relation avec leurs sujets d'expérimentation. Ils passent par d'autres formes de rencontre, invitant les lecteurs et les spectateurs à observer avec eux la nature humaine. 


Peut-on parler de rencontre alors dans ces travaux ? 

Il y a quelque part la rencontre entre un spectateur et une œuvre que ce soit l'ouvrage ou le film. Nos auteurs mettent en scène chaque fois une enquête sur le thème de la rencontre. Il n'y a pas de rencontre directe entre l'auteur, le cinéaste et l'objet de l'enquête. Étrangement, l'attention est attirée ailleurs que sur ce que l'auteur s'attache à montrer. Qu'il s'agisse de E.Chauvier ou de R.Depardon, il y a toujours une sorte de décalage entre ce que l'on s'attend à voir, à comprendre et à constater et ce qui nous arrive. 

Dans le cas de E.Chauvier, la rencontre est ailleurs qu'avec cette adolescente. Elle agit comme un point de repère, un témoin dans cette foule de personnes que l'auteur rencontre véritablement. L'intérêt de cette œuvre d'anthropologie est alors davantage dans la démarche de l'anthropologue. Celui-ci semble fonctionner de manière spiralaire dans sa recherche. C'est d'abord un mouvement de la voiture qui semble répéter un trajet circulaire en quête de quelque chose. (Ceci n'est pas sans évoquer le prédateur qui tourne autour de sa proie.) Lorsque la fille disparaît, l'auteur va ratisser large en partant de la rue évidemment. Après une conversation brève est infructueuse avec deux hommes, son raisonnement le mène vers une association d'aide aux personnes migrantes et sans papiers. Il va se trouver confronté à deux autres personnes puis une seule, la spirale se ressert. Cette dernière va lui donner des informations qui recoupent toutes celles qu'il a reçu auparavant. Un prénom émerge alors : Ana. Une situation familiale est reconnue : une adolescente en fugue depuis longtemps. Une rencontre a eu lieu : un entretien avec Ana retranscrit. Une certaine incertitude plane malgré tout sur ce tas d'information pour Eric Chauvier. La fille en question semble n'avoir aucune existence. 

La spirale mène inéluctablement à quelques chose de très précis. On s'aperçoit qu'il s 'agit de lui-même. L'ensemble de cette enquête est finalement une recherche de ce que l'auteur ressent. Une forme d'introspection où l'Autre lui permet de comprendre ce qu'il vit. Il se sert des rencontres, des passages de voix pour se tester lui-même. Il teste cette énergie qu'il ressent, qui semble omniprésente, qu'il nomme d'abord « familiarité rompue » puis « amour ». 

La vraie démarche anthropologique est là d'une certaine manière. L'Autre est un mur, il parle aux murs, il essaie de comprendre quelque chose de l'ordre de la nature humaine. Il développe une forme d'obsession pour une personne et pour ce qu'elle dit par sa présence, son existence dans un contexte particulier. L'auteur nourrit cette configuration des choses afin de mettre en place une enquête basée sur un ressenti qui lui est propre. 

Cette démarche n'est pas tournée vers l'autre, ou vers la biographie de cette fille. Au contraire, Eric Chauvier est comme à la recherche de sa propre histoire. Il crée un parallèle avec une autre situation, impliquant deux personnes différentes pour légitimer et surtout comprendre sa démarche, ses mots et son œuvre. Il semble échafauder sa relation avec cette fille pour donner un prétexte à son enquête intime. 


Deux méthodes, deux regards portés, sur les petites choses... 

Bien que E.Chauvier préfère l'interprétation, R. Depardon se livre lui, à une écoute de ce qui se dit entre les personnes. Les situations n'étant pas les mêmes il serait houleux de s'aventurer dans trop de comparaisons entre les deux travaux. Néanmoins, il existe chez l'un comme chez l'autre une écoute, un regard porté sur une chose précise. 

Leur travail réside dans la conviction qu'il faut donner de l'importance aux petites choses du quotidien, c'est en elles que chacun peut prouver son existence au monde. Pour Raymond Depardon, l'existence est peut-être une discussion, un échange, un art du quotidien. Son expérience anthropologique met en situation des couples de personnes pris au hasard dans la rue. L'objectif est de faire continuer la discussion engagée entre les participants devant une caméra, dans une caravane. 

On observe ainsi des passages de vie, où bien souvent des tas de choses sont dites plus ou moins directement. Ces passages constituent un témoignage, comme un état des lieux de notre société telle qu'elle est aujourd'hui. Loin d'interpréter ce que chaque personne tente de véhiculer à travers sa conversation, Raymond Depardon invite plutôt à observer la situation de loin, avec le plus grand recul possible sur ces personnes. Inconnues au bataillon, elles sont pourtant là, elles ont une existence singulière, inimitable, unique et passagère. Il capte alors cette forme de la nature humaine, étrangement représentative d'une société mais paradoxalement dangereuse si l'on s'en tient à cela.. 

Tout comme Eric Chauvier nous invite à le suivre auprès de différentes personnes chacune dans leurs vies, R.Depardon propose de donner la parole aux inconnus dans leurs vies. Ces personnes représentent pour le spectateur une forme de proximité par les réalités qu'elles véhiculent malgré elles. Toutes ces réalités constituent de près ou de loin nos existences. On peut capter une expression, un regard, un mouvement, une idée qui nous rappelle à ce que l'on connaît. 

Ce qui me semble dommage néanmoins c'est le détachement vis à vis l'environnement dans l’œuvre filmée. E.Chauvier avait décidé de se déplacer pour observer, de laisser l'environnement agir sur lui et pas l'inverse. Depardon prend le parti de déranger l'ordre des choses. Il y a peut-être là quelque chose à comprendre. Les petites choses du quotidien ne sont pas obligatoirement immuables. Déranger l'ordre, déformer la place, proposer un autre environnement, s'incruster comme on dit, Il y a là quelque chose de la nature humaine. Nous sommes incroyables de ressources pour palier à l'étonnement, la peur, la perte, etc. 

Capter ces changements à l'aide d'une caméra est une forme d'anthropologie des petites habitudes du quotidien, tant dans les rapports interpersonnels, dans les sujets de conversation, que dans les déplacements à travers la ville. 

C'est une manière de faire qui relève presque de la taquinerie. Amélie Poulain avait déjà lancé les hostilités avec son voisin, le marchand de fruits et légumes aigri, humiliant et raciste/colonialiste de surcroît. Chaque jour, pendant son absence elle se faufilait chez lui pour modifier de petites choses imperceptibles. Déformer le quotidien par petites touches : les chaussons, la poignée de porte, le réveil... 


Proximité et intimité 

Par ailleurs, la caravane est pour cette expérience une forme d'exigence matérielle. Le sentiment d'intimité semble être voulu par le cinéaste. Il y a une forme de proximité et de confinement que procurent les quatre murs de cette caravane. La configuration de l'environnement est donc clos à tout parasite extérieur pour ainsi dire. L'emploi du véhicule comme lieu de « confession » se retrouve également chez E. Chauvier. L'installation dans un véhicule pour entrer en conversation représente une grande partie de son ouvrage puisqu'il invite tour à tour ses amis à être avec lui, spectateur de ce qui se déroule entre les voitures. C'est cette mise en quarantaine qui permet d'entrer en conversation, en relation. 

L'intimité est questionnée malgré tout car il ne s'agit pas de tenir secret ce qui se déroule dans ces espaces clos. Serait-ce une forme de leurre de la part du cinéaste et de l'anthropologue ? 

Le recours à la symbolique de l'espace clos est très fort dans ces deux œuvres. L'emploi de cet espace est véritablement paradoxal dans la mesure où tout ce qui est dit et fait est retranscrit par le biais d'une caméra et de microphones ou par le carnet de recherche a l'instar des hupomnêmata4. De quelle manière les auteurs de ces travaux perçoivent-ils alors le principe de discrétion ? Le positionnement des deux chercheurs est intéressant de ce point de vue, il questionne l'éthique, celle de la relation dans la recherche. 

Peut-on librement écrire un livre sur une personne à qui l'on a jamais adressé la parole, mais qui est la bête curieuse observée à maintes reprises dans son élément naturel ? Peut-on réellement approché l'intimité, être en relation en filmant dans un espace clos et artificiel ? 




1 « Étymol. et Hist. Ca 1170 enqueste « recherche » (Rois, éd. E. R. Curtius, I, XX, 19); 1283 dr. (Ph. de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, éd. A. Salmon, § 47). Du lat. vulg. *inquaesita fém. substantivé du part. passé de *inquaerere (enquérir*); cf. lat. médiév. inquesta terme jur. (1275 ds Latham). »http://www.cnrtl.fr/etymologie/enqu%C3%AAte
2 « Le préfixe en-, em- a deux significations principales, selon qu’il vient du mot latin in signifiant « dans » ou du mot latin inde signifiant « de là », « de ce lieu ». Dans ce dernier cas, le préfixe en-, em- est employé avec des verbes exprimant un mouvement. »http://www.littre.org/definition/enqu%C3%A9rir
3 B. 1. a. Transfert linguistique : emprunt au latin corpus iuris subst. neutre « nom d'une collection de droit romain » (attesté depuis 528/529, codex Justinianus, TLL 4, 1020). Cf. von Wartburg in FEW 2, 1216a, cŏrpus II 1 c. 
B. 1. b. Formation française : ellipse de corpus iuris (cf. B. 1. a. ). 
A./B. 2. Transfert linguistique : emprunt à l'allemand Corpus/Korpus subst. neutre « ensemble de données d'un certain type (notamment en lettres) réunies en vue de leur étude scientifique (terme technique de la recherche scientifique) » (attesté depuis 1787, Göttingische Anzeigen 3, 1501 ; Kluge23).http://www.cnrtl.fr/etymologie/corpus
4 Foucault, Dits et Ecrits, 1983 : 418.

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